Les Paradoxes Ishigami
De nombreux décalages entre discours et action jalonnent le parcours de l’exposition Freeing Architecture qui s’est tenue à la Fondation Cartier du 30 mars 2018 jusqu’au 10 juin, puis prolongée devant son succès jusqu’au 9 septembre 2018, avant d’être présentée dans divers pays. Voici un billet sur toutes ces contradictions qui pourraient bien finir par faire douter de l’intérêt des déploiements « poétiques » proposés par l’architecte-artiste japonais Junya Ishigami.
Afin de bien s’entendre, il faut envisager tout d’abord ce que ce billet n’est pas.
D’une part, il ne s’agit pas d’un texte contre l’exposition sur Junya Ishigami qui se tient jusqu’au 10 juin à la Fondation Cartier. Magnifique, bien scénographiée dans ce beau bâtiment de Nouvel et presque inédite en France (en 2014 notamment, le centre Arc en Rêve de Bordeaux avait déjà accueilli une exposition sur lui1) elle est indéniablement précieuse pour son contenu très marquant.
D’autre part, il n’est pas non plus question, ici, d’un réquisitoire contre Ishigami lui-même. À bien des égards, l’univers singulier déployé par l’artiste est fin et stimulant. Les dessins et maquettes, autant que les projets et objets sont d’une puissance évocatrice rare. Les processus sont uniques et les réalisations exemplaires, et chaque projet est l’opportunité d’une invention nouvelle. Indéniablement, la magie opère.
Cet article, toutefois, s’insurge bien contre les contradictions qui jalonnent l’exposition, s’investissant dans une critique de ces décalages, omniprésents et criants à la fois, entre théorie et pratique, textes et images, intentions et réalisations.
À propos du titre de l’exposition, tout d’abord : Freeing architecture
Comment ne pas regretter, premièrement, que l’auteur n’ait pas eu l’honnêteté intellectuelle d’assumer les très nombreuses références qui influencent son travail ? En effet, l’exposition aurait aussi bien pu s’intituler « De Richard Serra à Kazuyo Sejima : Hommages et réinterprétations » ; de même qu’elle aurait pu parler sincèrement des relations très dérangeantes entre les projets présentés et les récentes œuvres très similaires de Sou Fujimoto ou Ensamble Studio ; ou qu’elle aurait encore pu souligner la longue histoire qui relie Mies van der Rohe, Alvaro Siza et Ryue Nishizawa pour permettre à Ishigami d’aboutir aujourd’hui à pareilles propositions plastiques. L’exposition n’est pas, certes, l’œuvre d’un universitaire, et nul.le commissaire d’exposition n’est venu.e mettre en perspective le travail du créateur. Cela toutefois dédouane-t-il le principal intéressé du devoir d’assumer la moindre filiation historique ?
Fraîchement sorti de l’école en 2000, Ishigami travaille quatre ans chez Sanaa avant de fonder son propre studio. Fantôme inscrit en filigrane dans chacune des lignes de son œuvre, le travail préalable de Sejima est certes assez visible dans l’exposition parisienne pour qui connaît l’un et l’autre. Que cette relation reste implicite est une chose. Mais tandis que se multiplient au fil des pièces les copies dérangeantes, c’est tout autre chose que le texte écrit par Ishigami en exergue de l’exposition puisse annoncer avec culot vouloir « repenser complètement » l’architecture, et insister encore : « nous devrions réfléchir à ce que « penser librement » signifie et nous demander si l’architecture devrait intégrer les usages et les conventions passées (…). Penser l’architecture librement. J’anticipe un futur où se matérialiseront de nouveaux rôles et conditions pour l’architecture, jamais imaginés jusque-là2 ». Malhonnêteté intellectuelle ? Naïveté grossière ? À voir dans le travail de l’architecte la somme d’éléments graphiques, architecturaux, processuels ou symboliques « inspirés » (pour le dire poliment) des agences japonaises l’ayant précédé (Ishigami est né en 1974), il serait tout à fait légitime au contraire de parler, pour cette exposition, d’une production tout à fait « attendue », presque « classique », tant elle est bien intégrée dans un ensemble de talents formant une communauté culturelle reconnaissable, une véritable mouvance déjà ancienne et bien connue. Le travail d’Ishigami ne perdrait nullement en valeur pour cette appartenance, bien au contraire – si du moins une impression dérangeante de mensonge caché n’émanait de l’ensemble.
Au sujet du rapport « nature-culture » chez Ishigami, ensuite
Dès l’affiche de l’exposition, dès le billet d’entrée, dès la couverture de la plaquette, c’est clair : la « libération de l’architecture » sera paysagère ou ne sera pas. Partout, de petites plantes mignonnes, qui sagement poussent en pot ou sur des tapis verts sans épaisseurs et aux contours bien définis ; ici et là, un petit chat dessiné sur un plan ; un ciel sans teint, sans situation géographique particulière ; et, pour finir, une mer bleue, calme et apaisante. Voilà le paysage que nous propose Ishigami : un univers fantasmé, certes poétique, mais surtout irréel et irrationnel. Un Jardin d’Eden sans aucune forme d’attaches terrestres.
Or, qu’il est simple de dessiner une architecture tournée vers son environnement, dès lors que celui-ci n’a plus aucune composante climatique, géographique, rythmique, impermanente, imprévue, catastrophique, écosystémique, bref : vivante ! Plus d’orientation solaire ni de vents dominants, une mer qui ne fait plus de vague et n’est plus habitée par aucun poisson, un ciel qui n’est traversé d’aucun nuage, des plantes qui n’ont autour d’elles ni insectes ni champignons, des animaux qui se résument à quelques compagnons domestiques joliment dessinés, et une pluie qui ne mouille pas vraiment… Toutes les mises en difficultés et accroches du monde réel ayant été auparavant évacuées, l’architecture peut bien librement s’étaler en formes incroyables et en surfaces inédites à habiter, tout ne semble plus exister que pour le bien-être humain (et pour arranger le créateur).
C’est d’un spécisme qui revêt là ses habits poétiques les plus fourbes dont il s’agit. Car, une fois de plus, c’est bien l’exact opposé que revendique le texte de l’exposition s’interrogeant : « Nous devrions réfléchir nous demander à qui s’adresse l’architecture : à tout le monde où à un individu en particulier ? Aux humains ou à tous les êtres vivants ? Il est peut-être nécessaire de penser l’architecture dans un contexte où tous les éléments sont sur un pied d’égalité ». Mais, au milieu d’une zone pavillonnaire, creuser puis bétonner tout une parcelle, avant d’évider la terre pour faire naître des grottes artificielles : de quelle forme de « contexte égalitaire » s’agit-il là ? Déplacer une forêt en déracinant les arbres au bulldozer et en les replantant plus loin à la grue au sein d’une zone entièrement remodelée à la pelleteuse : de quelle forme de respect de l’existant non-humain est-il question ? On pourrait continuer la liste encore longtemps, en parlant notamment des animaux et des nuages en béton armé, ou de la chapelle de 45 mètres de haut installée dans des failles rocheuses « d’une vingtaine de mètres » creusées pour l’occasion.
Au sein de pareille vision anthropocentrée du monde, seule importe l’œuvre d’art et ses modalités de réalisations. Toutes les réalisations sont machiniques, nourries aux énergies fossiles, à la technologie et l’industrie de pointe, tandis que les matières sont plastiques, béton, acier, verre et peinture. Ce qui, une fois de plus, aurait peut-être pu s’entendre, si le discours accompagnant ces processus destructeurs d’écosystèmes n’avait semblé franchement inconscient voire mensonger. En l’état, comment ne pas être choqué par la proposition d’Ishigami, qui n’est autre qu’une poursuite de l’écocide généralisée sous couvert de poétique paysagère romantique ? Insistons pour être clair : on aura bien remarqué que les projets étaient tous sauf écologiques, contextuels et écocentrés – dommage que le texte cherche à nous faire croire le contraire.
S’il est question de « valeurs » et de « partage » alors
À la fondation Cartier, exit la pollution et les incidents nucléaires : chez Ishigami l’herbe reste verte même sous les nappes de béton. Tandis que Toyo Ito écrit sur les catastrophes et la résilience des terres et des peuples, que Shigeru Ban invente des modèles d’habitats temporaires ou d’urgence, leur jeune compatriote s’enfuit dans un monde idéalisé. Enfer d’un monde partout domestique : le politique en a été évacué (l’exposition vante la qualité des « mini-paysages » artificiellement reproduits en tous les projets : mais après tout, qu’est le kitsch, sinon cela ?). L’animal n’est évoqué qu’en tant que pure forme ; le végétal est toujours bien portant et bien composé. Les petits personnages repris à Sejima semblent flotter sur les dessins dans des univers sans habitation éthique, ils ne sont que pure géométrie ; des robots vivant de paysage, plongés dans un aquarium de mauvais goût. C’est aussi dans ce contexte que l’architecture elle-même devient incertaine. Plus d’isolants, plus de normes, plus de fonctions, plus d’altérités humaines et non-humaines, le romantisme a tué tout ce qui faisait la spécificité de la discipline : la confrontation à un milieu géographique et politique spécifique, avec ses tensions et ses marges, ses dynamiques et ses besoins particuliers. Ne reste que la forme pure et la contemplation en un monde sans marques ni énergies (la mort, à de nombreux égards, n’est pas bien différente).
La seule chose semblant intéresser l’architecte japonais reste finalement la performance. Technique, artistique, architecturale : tout est prouesse potentielle. Processus de pure esthétisation, l’ensemble produit vise au fétichisme. Ce qui, une fois de plus, ne poserait pas tant de problèmes si la parole d’Ishigami ne proférait parallèlement quelques invitations au contraire assez moralisantes : « La société dans laquelle nous vivons évolue progressivement, accueillant un éventail de valeurs plus diverses que jamais. (…) En tant qu’architectes, nous devons écouter avec attention et humilité les voix de toutes les personnes sur Terre qui ont besoin de l’architecture. (…) Penser l’architecture librement ne suppose pas de créer des formes architecturales qui satisfassent à la seule expression de l’architecte. Au contraire, cela implique d’examiner et de se confronter sincèrement et franchement aux rôles de l’architecture que l’on recherche et de celle dont on a besoin ». Belles mœurs que voilà ! Étonnant de constater par la suite au cours de l’exposition à quel point le Polytechnic Museum moscoïte se vante notamment d’avoir contribué à expulser les squatteurs qui habitaient préalablement le sous-sol récupéré par le projet, ou en quoi le projet de villas touristiques chinoises de 500m2 chacune ne se concentre (volontairement ?) que sur des dimensions paysagères.
L’architecte et son discours
Disons en conclusion à quel point, dans l’ensemble, les discours de Freeing Architecture oscillent entre jargon disciplinaire (« l’architecture c’est », « l’architecture est »), poésie naïve, bonnes intentions et évidences enfantines. La tonalité mystifiante donne à l’ensemble un air d’intelligence, sans jamais toutefois réussir à masquer l’ethnocentrisme naturalisant de l’architecte – donnant au contraire à l’ensemble proposé (éminemment destructeur, énergivore, fétichisant, a-contextuel et a-politique) un air franchement cauchemardesque. Quel dommage. Le monde a bien besoin de rêver, de poésie, de douceur, d’art et d’invention. Et la création à Paris d’une telle exposition aurait pu s’avérer vivifiante si l’écart n’avait été si vertigineux entre intentions et réalisations, entre œuvres et discours. Mieux vaut, à ce moment-là, ne rien dire du tout. Et laisser, comme annoncé, « penser librement ».
1. http://strabic.fr/Junya-Ishigami-Little-is-more
2. Tous les textes cités sont issus de : Junya Ishigami, Freeing architecture. Guide de l’exposition, Paris, Fondation Cartier, 2018
Mathias Rollot, Architecte, docteur en architecture, auteur et traducteur, Mathias Rollot est Maître de conférences TPCAU à l’ENSA de Nancy et chercheur au LHAC. Il a écrit, coédité et traduit ces dernières années une dizaine d’ouvrages sur « les conditions de possibilité de l’architecture à l’ère anthropocène ». Après une vaste traversée du courant biorégionaliste américain, il enquête aujourd’hui d’une part sur l’actualité du régionalisme critique en France et, d’autre part, sur les synergies possibles entre philosophies animalistes et théories architecturales. Dernières publications : Les territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste (François Bourin, 2018) et La recherche architecturale (L’Espérou, 2019).
Cet article est reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de la revue Strabic que nous remercions.
Pour une version illustrée voir : http://strabic.fr/Junya-