Shiro
城
Château
Par Delphine Vomscheid (docteure en histoire de l’architecture, Université PSL-EPHE) et Abe-Kudo Junko (architecte et professeure associée à l’Université Sugiyama Jogakuen).
Le terme shiro est un mot du japonais ancien, que l’on retrouve notamment dans le toponyme Yamashiro 山背 (derrière la montagne) ou dans le mot ushiro 後 (derrière), et qui signifie à l’origine ce qui est caché. C’est vraisemblablement à la fin viiie siècle que l’idéogramme chinois 城, qui se prononce alors ki et a le sens d’ « enceinte de terre », est associé au mot shiro, lorsque Yamashiro devient 山城 (château de montagne). Ce changement dans la graphie du terme se conforme aux caractéristiques naturelles du site de Yamashiro, situé au sud de Kyoto qui, avec ses montagnes et ses rivières, rappelle aux contemporains les caractéristiques d’une forteresse. Depuis, le mot shiro, écrit 城, est associé à cette idée.
Aujourd’hui, le mot shiro 城, traduit le plus souvent par château, désigne une structure fortifiée et non un bâtiment unique de défense et d’habitation comme le terme château-fort dans le contexte occidental. Les mentions écrites de ces forteresses semblent remonter aux premiers récits mythologiques du viiie siècle, le Nihon shoki 日本書紀 et le Kojiki 古事記. Toutefois, les fouilles archéologiques montrent qu’au Japon, l’art de la fortification remonte aux temps les plus anciens. En effet, dès les périodes préhistoriques de Jōmon (de – 14 000 à -300) et Yayoi (de -300 à 250), les villages présentent des fortifications sommaires composées de fossés, de talus et de palissades de bois qui servaient probablement à les protéger des intrus et des bêtes sauvages. Cette forme primitive du château évolue avec l’affirmation progressive du pouvoir des familles influentes, qui transforment ces villages en bases fortifiées. Les villages s’installent alors au sommet de collines ou de montagnes, pour une défense effective et une observation des arrivées ennemies. C’est à partir du milieu de la période Yayoi que de grands villages fortifiés voient le jour, comme le prouve le site archéologique de Yoshinogari 吉野ケ里 (département de Saga, Kyūshū), découvert sur une colline en terrasse.
On observe un changement significatif dans les pratiques à partir du Moyen Âge (chūsei 中世 1185-1573), lorsque les guerriers prennent le pouvoir par la force et plongent le pays dans une période de troubles, appelée Époque des provinces en guerre Sengoku jidai 戦国時代 (1493-1573). Au cours de ces événements violents, les pratiques militaires évoluent et avec elles, l’art de la fortification et de la construction des châteaux. Au début de la période médiévale, les bases militaires sont le plus souvent mobiles et légères, simples structures de bois construites lors d’une bataille. C’est à la fin du Moyen Âge, vers le xve siècle, lorsqu’émergent des seigneurs de guerre locaux installés dans les provinces, que les châteaux deviennent des constructions permanentes yama-jiro 山城, le plus souvent construites au sommet des montagnes, avec des fortifications maçonnées. Les fortifications intègrent progressivement des fossés secs, des talus et des enceintes pour une meilleure défense. Des vestiges de ces châteaux médiévaux sont toujours visibles aujourd’hui, comme ceux de Yoshida Kōriyama 吉田郡山城 (département de Hiroshima) et de Yamanaka 山中城 (département de Shizuoka). Au cours du xvie siècle, ce sont entre 40 000 et 50 000 châteaux qui sont ainsi érigés sur le territoire japonais, en particulier dans la région centrale du Japon, théâtre de nombreuses batailles. C’est également à cette époque que se développent les premières villes sous le château (jōkamachi* 城下町), comme le village d’Ichijōdani 一乗谷 (département de Fukui), où les fouilles archéologiques ont permis une restitution partielle et ainsi une meilleure connaissance de l’architecture et de la structure spatiale urbaine médiévale.
Le modèle du château tel que nous le connaissons aujourd’hui naît au cours de la période Azuchi-Momoyama 安土桃山 (1573-1603), avec notamment l’apparition de la pièce monumentale maîtresse : le donjon tenshukaku 天守閣. Les historiens considèrent comme point de départ du château prémoderne la construction du château d’Azuchi 安土城 (département de Shiga) en 1579 par le seigneur de guerre Oda Nobunaga 織田信長 (1534-1582). Le site, sur la côte Est du lac Biwa au nord de Kyoto, occupe une position stratégique au cœur du Japon et au carrefour de routes commerciales terrestres et maritimes. Même s’il n’en reste aucun vestige architectural, les fouilles archéologiques et les études historiques nous donnent de nombreuses informations sur l’aspect monumental et luxueux de ce château. Le donjon de 46 mètres, bâti au sommet d’une colline de 112 mètres, culminait ainsi à une hauteur totale de 158 mètres et était bien visible depuis la ville développée à ses pieds et même au-delà. Érigée sur une large base maçonnée, la tour était composée de cinq niveaux couverts de massives toitures de tuiles. Les deux derniers niveaux se détachaient de l’ensemble, d’une part par leurs formes respectives octogonale et carrée, mais aussi et surtout par la couleur flamboyante des bois laqués de rouge et l’ornement de feuilles d’or. À partir d’Azuchi, le donjon devient ainsi le symbole de la richesse et de la puissance du seigneur qui en est maître. Son langage architectural est emprunté à l’architecture religieuse, particulièrement celle des temples zen*, avec l’utilisation de fenêtres en ogive (katō mado 火灯窓/花頭窓), de toitures monumentales, ou encore de thème picturaux bouddhiques sur les peintures murales intérieures.
Les modifications spatiales et techniques matérialisées dans le château d’Azuchi sont également une réponse apportée à l’évolution des pratiques militaires à la fin du xvie siècle, avec notamment l’introduction des armes à feu, qui influent non seulement sur les formes architecturales, mais aussi sur les fossés et les enceintes. Certains historiens affirment par ailleurs que ces avancées techniques sont dues à l’influence de l’architecture castrale occidentale, dont les caractéristiques auraient pu être révélées par les Occidentaux, principalement portugais, proches de Nobunaga et qui ont même séjourné à Azuchi. Cet apport occidental dans l’architecture castrale japonaise, s’il peut expliquer certaines avancées techniques exceptionnelles, n’a cependant jamais été démontré. Quoi qu’il en soit, le château de Nobunaga marque le début de l’apogée des châteaux japonais, que l’on situe entre la fin du xvie et le début du xviie siècle, et en devient le modèle ultime, d’après lequel seront érigés les fameux châteaux de Himeji (département de Hyōgo) ou Nagoya (département d’Aichi). Le choix des sites de ces citadelles va néanmoins évoluer avec la pacification progressive du pays. Peu à peu apparaîtront des châteaux bâtis sur de petites collines (hirayama-jiro 平山城) ou même en plaines (hira-jiro 平城), conservant toutefois la même structure spatiale.
Les châteaux sont ceints de profondes douves inondées et bordées de hauts murs maçonnés, appelés ishigaki 石垣, dont les arêtes courbes et les angles aiguisés permettent une défense effective. Ces puissants murs de fortification maçonnés sont surélevés, à leur crête, de murs immaculés de plâtre blanc, qui servent de chemin de ronde et qui sont renforcés aux angles par des tours de guet, yagura 櫓. À l’intérieur de cette fortification, l’espace est divisé en plusieurs enceintes, toutes fortifiées individuellement par des murs de pierres sèches éventuellement renforcés par des douves inondées et verrouillées par des portes, mon* 門, au système défensif plus ou moins élaboré. L’enceinte principale, honmaru 本丸, dans laquelle est érigé le donjon, est située au cœur et au point le plus élevé du château. Éloignée des portes d’accès, elle est l’endroit le mieux protégé de la forteresse. Des enceintes successives se développent autour du honmaru, dont les appellations peuvent différer selon les sites. On trouve le plus souvent une numérotation, avec la seconde enceinte, ni no maru 二の丸, la troisième enceinte san no maru 三の丸, ou encore des noms liés à l’histoire du lieu comme l’enceinte de la grue tsuru no maru 鶴の丸 à Kanazawa (département d’Ishikawa) ou l’enceinte de Bizen bizen maru 備前丸 à Himeji. À l’intérieur de ces enceintes successives se situent le palais résidentiel principal du seigneur, éventuellement des palais résidentiels pour sa famille, de vastes jardins paysagers, des édifices administratifs, des entrepôts ou encore des écuries. Il ne reste aujourd’hui que très peu de vestiges de ces architectures souvent détruites à l’époque moderne. Notons néanmoins l’existence du palais résidentiel secondaire et les écuries du château de Hikone (département de Shiga), ou encore la reconstruction du palais principal du château de Nagoya.
Avec l’instauration du shogounat des Tokugawa en 1603 à Edo, une paix durable s’installe. La reconstruction du château d’Edo, immense, est achevée vers 1635 mais par ailleurs, le shogun met en place dès 1615 un édit qui interdit l’édification de nouvelles forteresses, limite la possession des seigneurs à un seul château par province (ikkoku ichijō 一国一城), en imposant la destruction de tous les autres. Le Japon perd ainsi une quantité importante de forteresses médiévales, ce qui explique le nombre restreint de vestiges aujourd’hui. À la fin de l’époque d’Edo, quelques derniers châteaux sont construits par le shogounat dans un contexte de conflit avec les Occidentaux. Ils arborent un style occidental de fortification bastionnée, dit en forme d’étoile, comme le Goryōkaku 五稜郭 (ville de Hakodate à Hokkaidō) bâti en 1866, et le Tatsuoka-jō 龍岡城 (département de Nagano) bâti en 1867.
À partir de la restauration du pouvoir impérial en 1868, les châteaux connaissent une nouvelle vague de destruction, avec, tout d’abord, un ordre du gouvernement japonais ordonnant la démolition de nombreux châteaux dès 1873. Certains sont réquisitionnés par l’armée, d’autres sont laissés à l’abandon, d’autres encore sont vendus aux enchères pour leurs matériaux. Ils peuvent également être victimes de négligence ou de destructions volontaires. Les bombardements de la Seconde Guerre mondiale marqueront une dernière, mais puissante, vague de destruction, qui signera la perte de donjons remarquables comme ceux des châteaux de Nagoya et de Hiroshima (département de Hiroshima). Il ne reste ainsi aujourd’hui au Japon que douze donjons originaux, dont cinq sont classés « trésors nationaux » et neuf « biens culturels importants » (voir bunkazai* 文化財). Toutefois, l’on dénombre quelques milliers de sites castraux, plus ou moins bien conservés et qui font l’objet de nombreuses campagnes de fouilles archéologiques.
Les châteaux et particulièrement les donjons sont des éléments importants du paysage architectural et historique pour les Japonais. L’attachement sentimental fort des populations locales à ce symbole de l’histoire d’une région explique la reconstruction de nombreux donjons dès le début du xxe siècle. On peut distinguer trois principaux types parmi ces reconstructions : les donjons restitués fukugen tenshukaku 復元天守閣, réalisés d’après des documents historiques, qui peuvent être construits en bois (donjon de Kakegawa, département de Shizuoka) ou en béton armé (donjon d’Okayama, département d’Okayama) ; les donjons reproduits fukkō tenshukaku 復興天守閣, qui prennent certaines libertés avec la réalité historique (donjon d’Okazaki, département d’Aichi) ; et enfin les donjons inventés mogi tenshukaku 模擬天守閣, construits pour des raisons symboliques et touristiques sans existence historique (donjon de Yokote, département d’Akita). Si ce sont ces donjons inventés qui ont initié la pratique de la reconstruction des donjons, et si les destructions de la Seconde Guerre mondiale ont conduit à une vague de reconstructions en béton, on remarque depuis les années 1990 la recrudescence de restitutions historiques en bois plus rigoureuses.
Cette évolution n’est pas sans lien avec la volonté du Japon de voir ses châteaux reconnus à l’échelle internationale, et ainsi d’attirer toujours plus de touristes étrangers. Le château de Himeji, l’un des douze donjons originaux, est d’ailleurs classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1993. Par ailleurs, de nombreuses municipalités axent leurs politiques urbaines et touristiques autour de leurs châteaux pour stimuler l’économie touristique de leurs villes, à l’instar de Kanazawa qui poursuit un vaste programme de reconstruction des édifices castraux (portes, nagaya*, jardins…), ou encore Nagoya, dont le projet de reconstruction en bois du donjon de béton rebâti après-guerre a été adopté par le conseil municipal en 2017. Si la plupart des habitants de Nagoya n’expriment aucune opinion sur cette reconstruction, plusieurs historiens, citoyens activistes et associations de personnes handicapées ont manifesté ouvertement leur opposition à ce projet, dont la réalisation est prévue pour 2022, en soulignant tous les problèmes qu’il susciterait (budget, accessibilité aux personnes handicapées, conservation, sens d’une reconstruction à l’identique…).
Pour en savoir plus :
・FUJIOKA Michio 藤岡通夫, Nihon no shiro 日本の城 (Les châteaux japonais), Tōkyō, Shibundō 至文堂, 1960, 208 p.
・GUILLAIN, Florent, Châteaux-forts japonais, Tōkyō, Maison franco-japonaise, 1942, 216 p.
・HIRAI Kiyoshi 平井聖, Nihon no shiro wo fukugen suru 日本の城を復元する (Reconstruire les châteaux japonais), Tōkyō, Gakushū kenkyū sha 学習研究社, 2002, 127 p.
・KESSLER, Christian, Le château et sa ville au Japon : pouvoir et économie du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, Sudestasie, 1995, 393 p.
・MIURA Masayuki 三浦正幸 (éd.), Oshiro no subete お城のすべて, Tōkyō, Gakken Encyclopaedia 学研雑学百科, 2010, 207 p.
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Pour citer cet article :
Delphine Vomscheid, Abe-Kudo Junko, « Shiro 城 château », Vocabulaire de la spatialité en ligne, Japarchi.fr, 2019, 4 p. Mis en ligne le 19 décembre 2019, consulté le (jour/mois/année).
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