Commentaires sur l’exposition « Japan in Architecture. Genealogies of its Transformation », 『建築の日本展。その遺伝子のもたらすもの』organisée à Tokyo par le Mori Museum du 25 avril au 17 septembre 2018, à l’occasion du quinzième anniversaire du complexe de Roppongi Hills et de son musée.

1.

Cette grande exposition a présenté une centaine de bâtiments ou ensembles architecturaux du Japon, embrassant toutes les époques, depuis l’ère mésolithique de Jômon (environ de 13 000 à 400 ans avant J-C) jusqu’à nos jours, au moyen de plus de quatre cents documents, de vidéos, d’installations, de maquettes de détails ou d’édifice, parfois grandeur nature.

Une première remarque concerne le titre de l’exposition : celui-ci est donné en japonais et en anglais, comme tous les nombreux cartouches et panneaux dans les salles, ainsi que le catalogue intégralement bilingue. Au-delà du public japonais, une audience internationale a d’emblée été visée, et le succès a été à la hauteur. Une traduction plus littérale du titre japonais serait « Exposition japonaise d’architecture. Ce que ces gènes apportent ». Le titre anglais utilise le terme genealogies, comme une traduction du mot japonais idenshi 遺伝子 qui signifie gène.

La même chose se retrouve dans l’avant-propos du catalogue rédigé par Nanjo Fumio, directeur du Mori Museum et l’un des six curateurs, qui expose ainsi l’ambition de l’exposition (nous soulignons) : « Contemporary Japanese architecture is today acclaimed around the world. Examples are built in many countries, and its influence on global architecture is unprecedented.
But where did such a situation originate?
This exhibition examines the characteristics of ancient and classical Japanese architecture and makes a highly ambitious attempt to elucidate the major current of the nation’s architecture (日本建築) from the perspectives of how its genealogies  (遺伝子) have spread internationally, the pioneering figures in this process, and the mechanisms behind the continued expansion of these genealogies (遺伝子) today. […]
However, if the time has come for Japan, having followed the model of Western modernity and then attempted to overcome it, now to construct its own originals goals, I am confident that presenting these hypotheses will lead to new discussions and visions for the future. […]
By exploring the past and present of Japanese architecture, it is my hope that we can contribute to constructing a new identity for the nation of Japan (日本という国の新たなアイデンティティ). » (p. 5)

Le mot genealogies est systématiquement mis à la place de idenshi dans ce texte introductif, puis dans les autres articles du catalogue. Il ne s’agit donc pas, semble-t-il, d’une traduction approximative occasionnelle mais bien d’un choix terme à terme.

D’après The Oxford Dictionnary, le terme genealogy signifie « the study of family history, including the study of who the ancestors of a particular person were. » Le Robert définit généalogie comme « suite d’ancêtres qui établit une filiation, science qui a pour objet la recherche de l’origine et de la filiation de familles », puis par extension, « historique d’un événement ».

En japonais, Idenshi signifie gène, c’est-à-dire l’unité génétique porteuse d’informations héréditaires, et généalogie se dit keizu 系図 ou keitô 系統, deux termes qui n’ont aucun idéogramme commun avec idenshi. Les mots gène et idenshi renvoient à la biologie, à l’évolution biologique, à la nature, alors que la généalogie réfère à la société, à la transmission sociale, à l’histoire.

Clairement posé par son titre japonais, puis avec les articles introductifs, l’objectif de cette exposition est, plutôt que l’étude des continuités et discontinuités historiques de l’architecture au Japon, la mise en évidence d’une évolution génétique. S’agit-il de prouver l’existence essentielle d’un ADN de l’architecture japonaise ainsi dévoilé ? Ce terme d’ADN est d’ailleurs utilisé par divers auteurs, dont Fujimori Terunobu, dans les textes du catalogue. Ce qui en résulte, c’est la naturalisation et l’essentialisation du caractère nippon de l’architecture japonaise.

2.

Cette exposition n’est pas construite selon un ordre chronologique, présentation conventionnelle que les curateurs ont voulu éviter, mais suivant ce qu’ils nomment « neuf hypothèses » ou « visions pour le futur », supports à autant de chapitres narratifs :
01 Possibilities of wood 可能性としての木造
02 Transcendant aesthetics 超越する美学
03 Roofs of tranquility 安らかなる屋根
04 Crafts as architecture 建築としての工芸
05 Linked spaces 連なる空間
06 Hybrid architecture 開かれた折衷
07 Forms for living together 集まった生きる形
08 Japan discovered 発見された日本
09 Living with nature 共生する自然

Chacun de ces neuf concepts pourrait faire l’objet d’une exposition en soi. À l’image de l’exposition, son catalogue est volumineux, riche et soigné, avec un grand nombre d’illustrations, leurs légendes, des articles rédigés par les commissaires, le tout, comme nous l’avons déjà indiqué, en japonais et en anglais. Pour préparer cet ensemble, le musée a réuni cinq curateurs, dont trois du Mori Museum, auxquels a été adjoint avec le rôle de conseiller, Fujimori Terunobu, historien de l’architecture et architecte, professeur émérite de l’université de Tokyo. L’équipe curatrice est donc constituée de six hommes japonais, pour moitié membres du personnel du musée dont le directeur, ce qui manifeste le fort niveau d’implication du Mori Museum.

Le parti scénographique a choisi la mise en valeur d’effets visuels forts dans toute l’exposition (photographies de grande taille, maquettes, également très grandes, de bâtiments ou de détails, reconstitutions, installation laser…) pour que les visiteurs, même le grand public, s’immergent dans ce qu’ils voient, ce qui induit indubitablement une expérience. Cependant, les documents présentés hors de leur contexte historique ou culturel, rendent cet ensemble foisonnant parfois difficilement compréhensible.

Le choix de présentation, rejetant tout ordre chronologique, et donc la rupture moderne de l’ère Meiji, établit une continuité qui permet tout particulièrement de connecter l’ancien au présent, par un jeu de corrélations qui suggère des causalités. Chaque édifice, projet ou concept présenté est signifiant et intéressant, cependant l’architecture est liée à un contexte et est une production de ce contexte (social, technique, symbolique…) au sens large. L’absence de profondeur historique et le manque d’informations sur le contexte ont pour conséquence de donner à la plupart des pièces exposées le statut de sculptures, de formes séparées de signification ou d’usage, comme une collection d’objets décoratifs. L’exemple le plus étonnant est une réplique grandeur nature d’un pavillon de thé, conçu à l’origine par Sen no Rikyû au XVIe siècle, installé au 53e étage de la Mori Tower, semblable à une cabane échouée. Ce pavillon de thé, très méticuleusement reconstruit à l’identique avec d’authentiques matériaux et savoir-faire, paraît complètement artificiel car privé de jardin, d’air, de ciel, de son milieu, réduit à l’état d’objet. On peut noter que les grandes expositions japonaises sur l’architecture raffolent actuellement des reconstitutions grandeur nature, très époustouflantes. Par exemple, la monumentale exposition qui a retracé la carrière d’Andô Tadao en 2017 au National Art Center de Tokyo, a reconstruit une chapelle située à Osaka, Church of the Light (1989), dans une cour du musée où la lumière naturelle apportait un minimum de réalisme. Il semble que, dans ces deux cas, l’expérience du musée cherche à se substituer à une potentielle expérience du lieu. L’architecture et ses représentations se superposent et se confondent en des glissements ambigus. 

3.

La première et la dernière section de cette exposition, Possibilities of wood et Living with nature, crée un cycle du bois à la nature qui enveloppe l’exposition entière. La première salle est sous-titrée The soul that dwells in tree, 木に泊る魂 et présente une maquette reconstituant le sanctuaire originel présumé de Izumo taisha, une autre d’un sanctuaire de Ise jingû, un pont-bâtiment monumental en bois de Kuma Kengo, (Yusuhara Wooden Bridge Museum, 2010), et le pavillon du Japon à l’exposition universelle de Milan en 2015 conçu par Kitagawara Atsushi comportant une façade d’assemblages en bois (sur une structure métallique). Ce parcours narratif induit l’idée d’une architecture en harmonie avec la nature, et nous révèle que l’architecture japonaise est construite sur les fondements du bois. Le fameux gène de l’architecture japonaise est le bois, conclut Fujimori dans son article intitulé「日本、世界、伝統、モダン」« Japan, World, Tradition, Modern » (p 277).
Le texte introductif de cette première section dévolue au bois et à son âme, affirme que « Wood was cultivated on mountains in a sustanable way and then circulated to construction sites » (p. 37). Ceci n’est pas exact, à au moins deux reprises dans l’histoire du Japon : la première au XVIe siècle, lorsque tous les daimyô, seigneurs féodaux, ont édifié leurs châteaux dans les villes de province et que se sont développées des villes castrales jôkamachi, les deux étant très consommateurs de bois. Le coup de grâce pour les forêts primaires du Japon fut porté par la construction des flottes nippones afin d’envahir la Corée à la fin du XVIe siècle. Les déforestations à grande échelle ont eu des conséquences néfastes sur des régions entières (érosion des sols, glissements de terrain, puis famines) et ont incité le gouvernement des Tokugawa au début de l’époque d’Edo (1600-1967) à instaurer de fortes restrictions très rigoureusement contrôlées (par la peine de mort) dans l’usage du bois afin de permettre le reboisement des montagnes japonaises. Le second moment de large déforestation mettant en péril les fragiles équilibres environnementaux du Japon, pays montagneux soumis à des typhons et des séismes, est la fin de l’époque d’Edo où les contrôles se sont relâchés et le début de l’ère Meiji, avec la première industrialisation du pays, grande utilisatrice de bois combustible.
Le même texte introductif explique que « the ideas and techniques cultivated by Japanese wood provided inspiration for even the modern contemporary architecture built with steel and concrete » (p. 37). Même l’acier et le béton, aux caractéristiques techniques différentes, sont ainsi enrôlés sous la bannière de l’architecture en bois, ambiguïté renforcée par les nombreuses grandes maquettes en bois de bâtiments construits en béton ou ossature métallique. L’architecture de Tange Kenzo est limitée à une grande maquette de sa résidence personnelle, en bois, ce qui renforce cette idée, tandis que l’architecture d’Andô Tadao, maître du béton brut, est évacuée, juste représentée tout à la fin de l’exposition par une grande photographie de l’étang avec la croix, métallique, de la Chapelle de l’eau à Hokkaidô, mise en rapport avec une photographie du torii planté sur le rivage devant le sanctuaire d’Itsukushima. Ces choix semblent témoigner d’une continuité qui met de côté la rupture apportée par le béton dans l’histoire de l’architecture. Ont-ils l’ambition de ne pas même discuter le fait qu’il y a un positionnement idéologique à considérer ou non cette rupture ? La question est-elle ainsi évacuée ?

La dernière section de l’exposition met l’accent sur l’harmonie avec la nature exprimée par l’architecture japonaise. Ce grand mythe de l’harmonie du Japon avec la nature est d’ailleurs présenté comme une caractéristique d’être japonais. Un curateur du Mori Art Museum, Tokuyama Hirokazu, écrit dans une vision déterministe de la culture : « Personally, I feel that is particularly important to look at works of Japanese architecture as places for engaging in dialogue with nature and to see them at devices for physically experiencing the views of nature rooted in Japanese climate. This is an essential function of architecture that no other medium can replace » (p. 265).

4.

Qu’en est-il à Roppongi Hills et dans son architecture ? Quelle sorte de dialogue s’engage avec la nature et le climat dans un tel endroit ? Que montre la contextualisation de cette exposition dans son propre espace, celui du Mori Art Museum au 53e étage de la Mori Tower, siège social et vaisseau amiral de la Mori Building Company, située dans l’ensemble Roppongi Hills développé par Mori Building Company de 2000 à 2003, un des plus vastes projets de rénovation urbaine du Japon ?
La Mori Building Company est fondée en 1959 par Mori Taikichiro (1904-1993) qui, pendant qu’il travaillait comme professeur d’économie à l’université de Yokohama, démarre en 1955 une petite affaire dans l’immobilier après avoir hérité de son père. Dans les années 1990, il devient l’homme le plus riche du monde. Mori, qui ne buvait ni ne fumait nous renseigne Brittanica, s’est dédié au redéveloppement urbain de Tokyo, cherchant à remplacer les constructions ordinaires en bois par des immeubles aux structures d’acier et de béton. L’objectif de Mori était de transformer les quartiers populaires de Tokyo dans l’arrondissement de Minato, constitués de rues étroites et de petites maisons, avec leurs jardinets, leurs échoppes ou ateliers, en des centres urbains modernes constitués de smart buildings. Il était particulièrement fier du complexe Ark Hills, achevé en 1986, premier exemple de rénovation à grande échelle d’un quartier résidentiel ancien à flanc de colline, mettant au point une manière Mori de traiter l’espace urbain. Le projet distribue autour d’un espace public ouvert du type dalle, des tours de bureaux, des tours d’appartements de haut standing, un hôtel de grand luxe, auxquels sont adjoints un équipement culturel de rang mondial (la salle de concert Suntory Hall à Ark Hills), le site d’un média (les studios de télévision de la chaîne Asahi), et une galerie commerciale. Brittanica note (avec une pointe d’ironie ?) que Mori réussissait particulièrement bien à persuader les nombreux résidents de coopérer à ses projets de développements urbains en cédant leur terrain (sans l’aide des yakuza des officines de jiageya?).
Mori Minoru (1934-2012), après avoir obtenu un diplôme de l’université de Tokyo, rejoint la société immobilière de son père et à la mort de celui-ci en 1993 devient à son tour président de Mori Building. Son projet le plus important est Roppongi Hills, achevé en 2003, sur le même modèle qu’Ark Hills, en plus grand et plus haut. Son dernier projet est Omotesando Hills, controversé centre commercial dessiné par Andô Tadao le long de l’avenue Omotesandô, à la place d’un ensemble de logements sociaux historique, conçu et construit en 1926 par Dôjunkai, fondation supervisée par le ministère de la construction après le tremblement de terre de 1923. Depuis le décès de Mori Minoru, les activités de la compagnie continuent et Toramon Hills est le dernier grand projet achevé en 2014.
Mori Minoru revendiquait l’influence de Le Corbusier qu’il admirait et dont il collectionnait les dessins. Il pensait qu’il avait dépassé son maître dans la conception du projet de Roppongi Hills. Ce vaste et rutilant complexe a levé de nombreuses critiques sur les destructions de Tokyo, de son paysage et de son échelle vernaculaires, de la qualité de vie dans les quartiers ordinaires des gens modestes mais riches d’une subtile culture urbaine qui n’oublie pas la nature.

5.

Pourquoi parler de la compagnie Mori Building ? Au sommet de la Mori Tower, le Mori Art Museum adresse à travers cette exposition, divers messages portant sur les matériaux, l’esthétique, les valeurs, bref tente de mettre en évidence par les œuvres exposées une japonité idéale, en contradiction complète avec le développement prôné et réalisé par la Mori Building Company. En d’autres termes, le contenu exposé dans le musée est à l’opposé de ce qui l’entoure à l’extérieur.

Pour conclure, cette exposition, sous couvert d’expertise et de recherche d’une authenticité originelle, porte des connotations idéologiques certaines. La fluidité de l’espace et la continuité historique en viennent à être assimilées l’une à l’autre (p. 277). Les exemples architecturaux choisis, remodelés en objets symboliques par leur présentation et leur traitement, fabriquent une narration un peu trop cohérente. Celle-ci s’inscrit bien dans un mouvement de fond actuel et global, qui cherche à affirmer des racines culturelles, des gènes, des revendications identitaires, en recréant un passé mythifié, voire un renouveau spirituel et en fait, souffle un air aux effluves nationalistes.

Eléments bibliographiques :

Japan in architecture. Genealogies of its transformation, 建築の日本展:その遺伝子のもたらすもの, Catalogue de l’exposition, Mori Art Museum, 2018, Tokyo, 328 p.

Bouissou, Jean-Marie, « Le marché des services criminels au Japon. Les yakuzas et l’État », Critique internationale, 1999, 3,  pp. 155-174.

Higgins, Gordon (architecte), recension publiée sur le site Tokyo Art Beat, 5 mai 2018,
http://www.tokyoartbeat.com/tablog/entries.en/author/gordon_higgins

Lambert, Bruce. “Taikichiro Mori, Tokyo Developer Rated as Richest Man, Dies at 88.” The New York Times, 31 janvier 1993.

Tamashige, Sachiko, “Architecture in Japan: A storied history built firmly on wooden foundations”, The Japan Times, 3 juin 2018.

Reviews of “Japan in architecture. Genealogies of its transformation”, 小特集:森美術館「建築の日本展:その遺伝子のもたらすもの」レビュー, 建築討論 (Débat d’architecture, site en japonais), juin 2018.

啓蒙から野蛮へ──森美術館「建築の日本」展について土居義岳(建築史家)

アーカイブの似姿としての建築/西澤徹夫(建築家)

悪しき「遺伝子」のもたらすもの/黒瀬陽平(美術家・美術評論家)
https://medium.com/kenchikutouron/020-201806-ee6233cf6a9e