La Forêt amante de la mer
De Hatakeyama Shigeatsu
Traduit par Augustin Berque
Dessins d’Aizawa Kazuo
Éditions Wildproject, 2019
192 p.
20 €

La collection Domaine sauvage publie des ouvrages fondateurs de la pensée écologique (Aldo Léopold, Volubilis, etc.). Présenté sous la forme d’une fable écologique et poétique, ce livre montre, à sa façon, tout ce qui rapproche la forêt (mori) et la mer (umi) dans des cercles vertueux de croissance conjointe ou à l’inverse dans des effets de domino déstabilisants. Le genre poétique du haïku inspire ce texte. Ce récit ethnographique lie les faits et gestes humains au rythme de la nature et des saisons (p. 169). Il résulte de vingt années d’expériences au service de l’ostréiculture et de l’aménagement des forêts du bassin de l’Okawa, un petit fleuve côtier de 26 km. Certes atypique par la façon dont il est traité, l’objet étudié explore un écosystème global reliant les sommets (Le Murone-san culmine à 895 m) aux iles qui parsèment la mer accidentée de récifs (les « racines »). Le lieu fut violenté par le tsunami de 2011 qui a poussé des vagues atteignant 40 m de hauteur. La région de Sanriku est une riche zone de pêche, d’ostréiculture et d’aquaculture. Des connivences très anciennes y associèrent les pêcheurs et la forêt. Sous toutes ses formes, le matériau bois permit de créer l’outillage halieutique, en particulier les godilles taillées dans du catalpa. Pour les pêcheurs, les forêts de feuillus sont la matrice permettant de prendre les poissons (les fagots de coudrier pour piéger l’anguille), fixer les algues (« brousse » à nori), élever des fruits de mer. La forêt est la mère de la mer (p. 25).

A sa parution japonaise en 1994, ce volume fut un best-seller, un « livre de science active, une œuvre pionnière d’un style scientifique inédit » (p. 23). Il s’inscrivait dans la controverse et le refus de projet de barrage. La présentation du sujet insiste sur trois thèmes à rapprocher : la transdisciplinarité, l’effort de synthèse, la mise en pratique. Ajoutons à cela la poétique, la nostalgie de ce propos pourtant éminemment moderne. Se succèdent six chapitres, une postface du traducteur et 291 notes reportées à la fin du texte. Le cheminement général est un passage progressif de la mer (chapitre I à III) vers la forêt (chapitres IV à VI).

La mer et la montagne sont toujours proches et complémentaires, avec intrication des intérêts. Ce qui est bon pour une l’est pour l’autre. Les hommes ont longtemps entretenu cette connivence, jusqu’à dire « pour attraper le poisson, attrape la montagne » ou à constater que les hauteurs sont une carte météo pour les pêcheurs (p. 37-38). Les liaisons et déclinaisons de l’écosystème terre/forêt/ mer et ses habitats soulignent toute la complexité des transects reliant l’amont du bassin aux espaces saumâtres puis marins. La mer comme paradis subit en 1963 une épidémie affectant le nori. Le littoral est progressivement bétonné, endigué. Les marées rouges se succèdent. En arrière-plan, la forêt feuillue jusqu’alors largement nourricière est également malmenée, reculant face à l’enrésinement (pins, cèdres). Cette nouvelle forêt immature offre alors une faible capacité à retenir les eaux, à créer l’humus bénéfique restitué partiellement aux rias marines. La forêt avait été comme un magasin de comestibles (p. 105). Elle perd progressivement cette fonction et il faut donc réagir.

Le modèle construit s’éloignait de la forêt amante de la mer (chapitre 5) et de la poésie d’ « un couvert du brun vaporeux de ses bois divers (dessinant) des courbes douces comme les feuilles d’un magnolia » (p. 113). L’imprudence occasionnée par les changements ne s’exprime pas seulement en poésie mais se traduit en flux, en particulier avec le rôle du fer fulvique à partir de la décomposition des feuilles liée aux ions de fer. A cette alchimie, il faut ajouter le rôle des fontes des neiges qui nourrissent les ressources marines et génèrent le processus de bloom (remontée printanière des vases dans les baies). Ce bel assemblage, cet éco-pluvio-système fut remis en cause par un projet de vaste barrage à ériger 8 km en amont du fleuve Ô-kawa. A la même époque (1988), la France abandonnait le projet de Serre de la Fare sur la Loire. On entrait dans un débat mésologique cher au traducteur de ce livre, autrement dit dans une remise en cause et un dépassement du cadre logique et ontologique de la modernité (p. 167).

L’auteur est huîtrier, savant, pédagogue et replace son élevage dans un écosystème global où il parle de forêt des huîtres pour faire raccourci dans sa démonstration et marquer les esprits par un rapprochement de mots qui font paradoxe. Il est à l’origine du mouvement « des pêcheurs qui plantent des arbres ». Cette aventure débuta dès 1989, enfla, prit du retentissement médiatique, avec des slogans simples comme : « La forêt et la mer, depuis le début des temps, sont le berceau où grandit la vie » (p. 150).A cette forêt maternelle et amante de la mer adhérèrent les scolaires et leurs maitres. Ceci s’est traduit en expérimentations, replantations d’arbres issus de pépinières et également en fêtes et événements (ce qui nous remémore les fêtes de l’Arbre des hussards de la République avant 1914).

Il m’a semblé important de présenter un livre atypique, traduit avec justesse en conservant sa sagesse orientale initiale, celle d’une démarche traitant l’écosystème avec poésie, ce qui peut être déconcertant par rapport à notre logique cartésienne. Le fait est suffisamment rare pour être salué. C’est une belle façon pour communiquer à propos des arbres et de leurs connivences avec l’eau dans tous ses états.

J.-P. Husson, GHFF et U. de Lorraine

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